mardi 28 août 2007

Romain Gary, Adieu Gary Cooper

Au debut, Lenny s'était pris d'amitié pour l'Israélien, qui ne parlait pas un mot d'anglais, et ils avaient ainsi d'exellents raports, tous les deux. Au bout de trois mois, Izzy s'était mis à parler anglais couramment. C'était fini. La barrière du langage s'était soudain dressée entre eux. La barrière du langage c'est lorsque deux types parlent la même langue. Plus moyen de se comprendre.



- Tu peux pas comprendre ce que c'est, d'avoir des gosses qui sont pas de toi. T'en as jamais eu. - Hein? Quoi? Mais le monde en est plein, de gosses qui sont pas de moi !









Elle resta là encore un moment, essayant de se perdre de vue, mais il fallait bien se rendre à l'évidence : il y a des moments où ni la révolte des Noirs américains ni le Vietnam ne peuvent rien pour vous et ne vous aident guère à vous débarasser de vous-même. En dépit de tous les assauts idéologiques, le maudit petit Royaume du Je tient bon et ne vous permet pas de vous réfugier hors de ses limites dans le grand néant de la souffrance des autres. Même un cataclysme qui engloutirait la moitié de l'humanité laisserait encore votre Je intact et insupportable, avec son petit croissant et son café au lait. Et en même temps le Je éait proscrit, défendu, nié. Il n'y avait plus un livre sérieux qui osât parler des sentiments autrement que comme de "sentimentalisme", les poèmes d'amour, ce n'était même plus pensable, ce serait un crime contre la poésie, contre l' "intellect" et la "souffrance du monde", on ne devait s'émouvoir qu' à l'échelle planétaire, les "masses" étaient devenues un culte de la dépersonnalité, les mots "coeur" et "âme", cela faisait demeuré ou Dame de chez Maxim, l'individu n'était autorisé que dans "sale individu", les hommes attachaient une telle importance à la virilité que les femmes n'étaient plus admises, la vie personnelle était considérée comme une espèce de masturbation, les femmes étaient devenues des êtres humains à part entière , c'est-à-dire déshumanisées, les rapports humains n'étaient plus que des frottements démographiques, tous les "vrais" problèmes se chiffraient par millions, à partir d'une classe, d'une race, d'une nation. Le cataclysme démographique faisait penser les naissances en terme de mort, le Moi était devenu une insulte au peuple et n'avait droit qu'à son autocritique, le "peuple" était devenu le seul prêt-à-porter qui ne se démodait pas, comme un tailleur de chez Chanel, et que seul le peuple ne portait pas, et la plus grande force spirituelle après vingt révolutions continuait à être la Bêtise, avec cette différence qu'elle avait pris, elle aussi, comme tout le reste, des proportions à l'échelle cosmique. Briser la loi, n'importe quelle loi, était la seule protestation possible. Avouer que la seule chose qui comptait pour vous c'était cette espèce de chat sauvage aux yeux incroyables qu'il fallait empêcher de s'évader vers des prairies de neige et ses Mongolies extérieures, c'était signer son décret de monstruosité aux yeux des nouveaux bien-pensants. Vous n'étiez plus qu'une absurde fleur séchée glissée entre les pages de Das Kapital ou de Sept leçons de psychanalyse. Ont-ils vraiment réussi à faire de nous un pritemps silencieux, un printemps de vingt ans, mais sans un chant d'amour, sans un battement de coeur, un génocide qui vous permet de vivre à condition d'être deux milliards ? Des générations de jeunes avaient lutté contre la notion de péché et ses miasmes de culpabilité, et voilà que les nouveaux bien-pensants vous infectaient à leur tour par les bondieuseries d'un nouveau sacré et veillaient jalousement sur votre conscience sociale et votre vertu. Et vous n'aviez même pas le droit de poser le problème : il n'était qu'un déchirement exquis de votre "conscience de classe". Comment se déculpabiliser ? Comment "désacraliser" le monde, les classes, les races, le peuple, sans être aussitôt accusée d'égoïsme, de réaction, de fascisme ? Fallait-il faire comme Alain Rossay, qui avait lu dans la vitrine de Secours catholique la phrase pieuse : "N'oubliez pas que tout homme rassasié a un frère qui meurt de faim dans le monde", et qui l'avait aussitôt remplacé par : "Rappelez-vous que tout homme qui meurt de faim a un frère rassasié dans le monde" ? Fascisme, anarchie bourgeoise ou hygiène psychique ? Ce n'est ni Dieu ni le prolétariat qui sont en cause, c'est le sacré. Allons-nous trembler à nouveau, comme pendant mille ans, devant le blasphème ? N'y a-t-il plus d'autre "moi" toléré que celui du salaud intégral ? Le seul Je toléré était celui qui était comme les pissotières, d'utilité publique.






Cet été, il été revenu de Zurich avec un paumé qui avait publié deux livres de poèmes et avait un de ces billets de chemin de fer qui vous permettent d'aller n'importe où en Europe, autant de fois que vous le voulez, si vous avez payé en dollars. Le type était devenu complètement dingue à force de changer de train, il voulait en avoir pour son argent. Il ne pouvait plus s'arrêter. Si Bug ne l'avait pas rencontré dans la pissotière de la gare de Zurich, qu'il fréquentait régulièrement, le gars serait remonté dans un train, et il aurait continué, et à la fin, il aurait fallu l'abattre à coups de révolver. Il était affolé à l'idée que son billet n'en avait plus que pour quelques semaines, il était en train d'avoir une crise d'hystérie, et Bug avait dû l'assommer à moitié pour l'empêcher de remonter dans l'express Zurich-Venise , qu'il avait déjà pris quatorze fois. Bug l'avait ramené au chalet, et au début, on avait dû l'attacher, il hurlait qu'il allait manquer son train, et que le billet expirait fin août.
[...]
Ce qu'il y avait d'embêtant, c'est qu'ils avaient tous quelque chose de pathétique. On opuvait pas les détester vraiment. L'humanité, elle vous aisait penser à Al Capone, qui courait après tous les trains parce qu'il avait un billet pour nulle part, et il sautait d'un train dans l'autre, pour tirer un maximum du billet qu'il avait payé, et puis, l'humanité se retrouvait dans la pissotière de la gare de Zurich, en se croyant au Danemark. Une paumée. Un jour, on allait retrouver dans la pissotière de la gare de Zurich Mao ou de Gaulle, avec leur billet demi-tarif pour nulle part dans la poche, en train d'attendre un nouveau rapide, celui qui n'avait pas encore déraillé.









- Qui te paye la clinique ?
- Des Autrichiens d'ici. Il paraît que je leur avais donné des leçons à Kitzbühel, quand ils étaient gosses. Je m'en souviens pas. Les riches sont parfois rigolos. La philantropie, quoi.
- Qu'est ce que c'est que ça, encore ?
- C'est des riches qui veulent se sentir bien.



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" Trudi, je vais t'expliquer ça. Lorsqu'un gars et une fille se collent ensemble pour de bon, ils finissent par avoir une voiture, une maison, des enfants, un boulot, et ça, ça ne s'appelle plus l'amour, Trudi, ça s'appelle vivre."


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" A moi de jouer. Quel genre de travail? " Contrebande d'or et de devises de France en Suisse. Ils ont en France quelque chose qui s'appelle le contrôle des changes, et la fuite des capitaux. Les capitaux sont très cartésiens. Je pense, donc je fuis.

Pieta, Van Gogh


" Excusez-moi, je connais pas très bien votre langue.
- On vous parle anglais, non ?

- Oui, monsieur, bien sur. Mais les mots, vous savez, ça me vient pas facilement, c'est pas à moi, les mots. On s'entend pas bien et on s'évite, eux et moi.

- C'est commode.

-Ah, ça oui, vous pouvez le dire, monsieur. C'est très commode. Ca peut même vous sauver la vie. "

Bug disait : " Prenez un mot comme patriotisme . Le gars qui sait pas ce que c'est, il a neuf chance sur dix de passer au travers. "

" Et vous pensez avec quoi, alors ?

- J'essaye de ne pas penser, monsieur. Mais il m'arrive de méditer.

- Parce que ce n'est pas la même chose ?

- Pas vraiment, monsieur. La méditation, c'est pour penser à rien. On est heureux. "