FRANÇOIS BONDY : La Chine te gêne, n'est-ce pas ?
ROMAIN GARY : Tu te trompes. Je trouve que le communisme à été un progrès immense pour la Chine. Mais puisque la question du communisme doit se glisser continuellement dans notre entretien, je vais m'expliquer. Ce qui compte dans une société _ à mes yeux _ c'est le prix de revient en terme de souffrance humaine. Ce ne sont pas les maoïstes qui ont fait payer à la Chine ce prix : c'est le siècle qui les a précédés. Lorsqu'on sait ce qu'a été la Chine pendant un siècle, on voit que prix a été payé bien avant Mao, que la Chine a eu son communisme pour rien, comparé au prix qu'elle avait payé le capitalisme, pendant un siècle. Leu peuple chinois a fait une excellente affaire, pour le moment. À suivre.
F.B. : Dans La Tête coupable, tu parlais de la Chine avec moins de détachement, à propos des violences et des tortures de la révolution culturelle...
R.G. : J'ai fait un pas de plus dans la même direction, c'est tout. Du moment que les Chinois annoncent leur intention de bâtir une nouvelle civilisation, après avoir détruit l'ancienne _ celle de Confucius, paraît-il _ comme ils l'ont fait, c'est qu'ils reconnaissent ne pas avoir de civilisation du tout, pour le moment. Ce que nous voyons donc ce sont des préparatifs "en vue de". Une civilisation instantanée, bâtie en trente ans et à l'abri du "révisionnisme", ça n'existe pas, ça exclut l'avenir, ces sont des prophéties. S'ils commencent à construire une nouvelle civilisation, c'est que ni eux ni personne ne sait ce que ça va donner. C'est imprévisible. Ca n'est pas là. C'est des soucoupes volantes. Il faut attendre qu'elles atterrissent. Voilà pourquoi je suis peu enclin à critiquer la Chine. Pour l'instant, ils mangent à leur faim et ils n'ont plus d'épidémies. En Allemagne non plus. C'est beaucoup, par rapport au passé, mais cela ne dit rien de l'avenir.
Marc Chagall, Paysage bleu
F.B. : Tu es hanté par l'escroquerie intellectuelle et l'abus de confiance.
R.G. : Parce que je suis un écrivain du XXe siècle et que jamais dans l'histoire, la malhonnêteté intellectuelle, idéologique, morale et spirituelle n'a été aussi cynique, aussi immonde et aussi sanglante. Le commediante Mussolini et le charlatan Hitler ont poussé leur imposture jusqu'à trente million de morts Le fascisme n'a pas été autre chose qu'une atroce exploitation de la connerie. En ce moment même on assiste, au nom de l'unité européenne, à la plus basse, la plus acharnée et la plus bête compétition commerciale... Les siècles passés pratiquaient l'injustice au nom des vérités fausses "de droit divin", mais auxquelles on croyait fermement. Aujourd'hui, c'est le règne des mensonges les plus éhontés, le détournement constant de l'espoir, le mépris le plus complet de la vérité. (...)
F.B. : Tu commence ton oeuvre littéraire en 1945 par un roman, Éducation européenne, titre amer et ironique, qui montre à travers l'occupation de l'Europe et la Résistance l'abîme où est tombée une civilisation. Un an après, tu continues à crier ton chagrin d'Européen dans Tulipe... Et vingt-cinq ans plus tard, en 1972, tu y mets ce qui semble être le point final avec ton roman Europa... Mais, dans le débat récent, le débat actuel, alors que tout le monde cherche des solutions, tu gardes le silence... Pourquoi ? Pour ne pas gêner tes amis politiques ?
R.G. : Je n'ai pas d' "amis politiques".
F.B. : Alors pourquoi ?
R.G. : Parce que la question de savoir comment faire de l'Europe une Amérique sans devenir américains ne m'intéresse pas. (...) Kennedy savait : il me l'a dit trois mois avant sa mort, à un dîner à la Maison-Blanche, devant Dick Goodwin. Il m'a dit : "L'Europe, c'est aussi les États-Unis et l'U.R.S.S." Je lui ai alors demandé : "Et la Chine ?" Et il m'a souri et n'a rien dit et j'en ai conclu que la Chine, ça l'arrangeait plutôt, parce que ça confirmait ce qu'il venait de dire... (...) Je dis donc que la seule indépendance possible pour la France et pour l'Europe, c'est une "indépendance de civilisation" _ et celle-ci se situe et se négocie là où elle se trouve, c'est-à-dire à l'intérieur d'une seule et même civilisation matérialiste acquisitive dont les deux éléments de balance, de contrepoids réciproques et d'équilibre sont les États-Unis et la Russie soviétique.
F.B. : Il y a quand même une Communauté qui existe et contribue à la prospérité de ses membres ?
R.G. : Oui, il y a un club de bons vivants. (...) Mais dès que l'on se met à parler "indépendance européenne", on fait semblant d'oublier que la valeur "Europe" a été lancée en 1947-1949 comme un contenu idéologique concurrentiel face à l'offre communiste, un "nous aussi nous avons quelque chose à proposer".

Jean Cocteau
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La corruption est le correctif minable mais inévitable de la bureaucratie, aussi bien en Occident que dans les démocraties populaires.
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Il y a deux choses qu'on ne peut pas faire avec le cul : la première, c'est qu'on ne peut pas le spiritualiser, on ne peut pas le moraliser, on ne peut pas l'élever, et la seconde, c'est qu'on ne peut pas le supprimer, c'est là et c'est c h i e n .
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Si Atlas, qui porte le poids du monde sur ses épaules, n'est pas écrasé par ce poids, c'est parce qu'il est danseur... Quand Rabelais dit que "le rire c'est le propre de l'homme", il parle de souffrance...
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Il y a vingt ans que personne, personne n'a lancé devant moi dans une conversation le nom d'un jeune poète ou d'un recueil de poème... Or, la poésie a toujours été le pionnier de la littérature, elle fut le premier cri de l'homme, elle a précédé tous les autres genres littéraires, et si elle meurt... heureusement qu'il y a la télévision.
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J'ai connu un vieux maître d'hôtel, un noir de la Louisiane, qui a demandé la météo avant de mourir pour savoir si le vol allait être agréable ou agité...
d'après Le Cheval Bleu de Franz Marc, Decrion-Lanta