PARIS A LA RUSSE
DECOR : Bois, rivière méandreuse, petite baraque où l'on vend des souvenirs et notamment des Tours Eiffel en bronze rouge "Au Souvenir de Lusteski". une vendeuse y est installée. Entrerons les druides.
1er DRUIDE
Ah! Enfin un endroit tranquille.
2eme DRUIDE
Y a-t-il des chênes dans le coin?
1er DRUIDE
Attends. On va demander. (Il s'approche de la baraque.) Pardon, excusez-moi... Il y a des chênes aux environs?
VENDEUSE
Des chênes? Pourquoi faire, d'abord?
2eme DRUIDE
Eh ben... heu... C'est pour le gui, quoi...
VENDEUSE
Le gui? Kekçekça?
1er DRUIDE
Notre matière première. On est druides.
VENDEUSE
Vous vous moquez de moi?
2eme DRUIDE
On n'oserait pas.
VENDEUSE
Enfin qu'est ce que vous faites avec votre gui?
1er DRUIDE
On le coupe.
2eme DRUIDE
Et on cri "Au gui l'an neuf".
VENDEUSE
Et ça vous amuse! (Elle les regarde avec le plus profond mépris.) Vous avez du temps à perdre pour vos distractions bourgeoises. (Elle se reprend, ça lui échappe.) Pardon!
1er DRUIDE
Bourgeoises?
2eme DRUIDE
Nos distractions bourgeoises?
1er DRUIDE
Kharacho! Et avec quoi crois-tu qu'on le coupe, le gui, petite mère?
2eme DRUIDE (brandit une faucille)
Est-ce que ça a l'air d'un instrument bourgeois, ça?
VENDEUSE
Le signe de reconnaissance! Excusez-moi, camarades, j'ai parlé trop vite! (Elle montre un marteau). Voilà le signe!
1er DRUIDE
Ah! Je pensais bien que c'était toi, Nastasia Ivanovna. Bois un coup de vodka avec nous, babouchka. (Ils l'embrassent.)
VENDEUSE
Je ne peux pas, camarades, ça va faire baisser mon rendement.
2eme DRUIDE (avec respect)
Tu es stakhanoviste?
VENDEUSE
Oui, camarade.
1er DRUIDE (baisse la voix)
Écoute... Il n'y a personne?
VENDEUSE
Non...
1er DRUIDE
Alors je peux retirer cette défroque capitaliste... (Il la retire et apparaît en tenue de russe avec étoiles et bottes et marteau.) Sergueï Pariskoff, de l'armée secrète du travail de la Sainte Russie...
2eme DRUIDE (même jeu)
Andréï Popoff, druide de choc...
1er DRUIDE
On s'est camouflés en druides, pour circuler sans encombre parmi les Gaulois avec nos faucilles...
VENDEUSE
C'était inutile... J'ai déjà noyauté le coin... On peut travailler.
René Decrion, Portrait de Julien Decrion
1er DRUIDE
C'est bien, Nastasia. Le génial Pères des Peuples sera content de toi. (Il examine l'étalage et regarde une tour Eiffel peinte en rouge.) Qu'est-ce que c'est que ça, camarade?
VENDEUSE
Les Gaulois adorent ça... C'est une statuette magique que j'ai inventée. Ils les préféraient dorées, mais maintenant je les peins en rouge. Mais que puis-je faire pour vous?
2eme DRUIDE
As-tu convoqué l'huissier?
VENDEUSE
Il doit arriver (elle regarde son sablier) dans cent grammes de sable.
1er DRUIDE
Alors préparons les choses. Tu as la pierre, Andreï ?
2eme DRUIDE
Oui, Sergueï (Il la lui tend.)
1er DRUIDE
La truelle?
(Même jeu)
VENDEUSE
L'huissier arrive. (Entrent l'huissier et son secrétaire, vêtus en Gaulois.)
HUISSIER
Bonjour, messieurs.
1er DRUIDE
Note, vieillard.
HUISSIER
Écris ce que je te dis, Albert...
1er DRUIDE
Nous, Sergueï Pariskoff et Andreï Stalinko, travailleurs de choc de la Grande Russie, déclarons avoir fondé, avant tout le monde, la ville de Paris ; ceci a été constaté par Maître Léon, huissier assermenté...
2eme DRUIDE (pose la pierre)
Le ciment, Sergueï
1er DRUIDE
Voilà, Andreï. Fait à Paris, 1er janvier de l'an de grâce 1990 avant Staline. Vous avez noté ?
HUISSIER
Tu as noté, Albert ?
ALBERT
Oui, maître.
2eme DRUIDE
Voilà une bonne chose de faite, Kharacho! Donne copie!
HUISSIER
Voilà!
1er DRUIDE
Au moins, comme ça, il n'y aura pas de contestation. (Il relit et empoche l'acte.) Merci, camarade huissier...
HUISSIER
Au revoir, messieurs... (Ils revêtent leurs robes de druides et s'en vont.)
DRUIDES
Au revoir, babouchka! Au revoir!
HUISSIER
Paris! Moi qui ai rêvé de ça toute ma vie! Et m'y voilà enfin!... Grâce au camarade Popoff... (Musique, la lumière baisse - l'hymne russe retentit.)
(L'huissier se met à valser sur "Pigalle" et sort en tournant.)