mardi 3 février 2009

Léon Tolstoï, Qu'est-ce que l'art ?

Dans toutes les grandes villes, d'énormes édifices sont construis pour servir de musées, d'académies, de conservatoires, de salles de théâtre et de concert. Des centaines de milliers d'ouvriers s'épuisent, leur vie durant, en de durs travaux pour satisfaire le besoin d'art du public, au point qu'il n'y a pas une autre branche de l'activité humaine, sauf la guerre, qui consomme une aussi grande quantité de force nationale.


HENRI MOORE, Tête de Promété


La Beauté

Suivant Baumgarten (1714-1762) la connaissance logique a pour objet la vérité, et la connaissance esthétique a pour objet la beauté. La beauté est le parfait, ou l'absolu, reconnu par les sens. Pour ce qui est des manifestations de la beauté, il estime que l'incarnation suprême de la beauté nous apparaît dans la nature, et il en conclut que l'objet suprême de l'art est de copier la nature.

Pour Sulzer (1720-1779), cela seul peut être considéré comme beau qui contient une part de bonté.

Pour Mendelssohn (1729-1786), le seul but de l'art est la perfection morale.

D'après Winckelmann, il existe trois sortes de beauté : 1° la beauté de la forme, 2° la beauté de l'idée, 3° la beauté de l'expression, qui résulte de l'accord des deux autres beautés. Cette beauté de l'expression est la fin sprême de l'art.
Suivant Shaftesbury (1690-1713), ce qui est beau est harmonieux et bien proportionné, ce qui est harmonieux et bien proportionné est vrai ; et ce qui est à la fois beau et vrai est, en conséquence, agréable et bon. Dieu est le fonds de toute beauté ; de lui procèdent la beauté et la bonté.

Suivant Home (1696-1747), la beauté est ce qui plaît.

Pour Burke (1729-1797), le sublime et le beau, qui sont les objets de l'art, trouvent leur origine dans notre instinct de sociabilité.
D'après Pagano, l'art consiste à unir les beautés éparses dans la nature. La beauté, pour lui, se confond avec la bonté : la beauté est la bonté rendue visible ; et la bonté est la beauté rendue intérieure.
Pour Hemsterhuis (1720-1790), la beauté est ce qui procure le plus de plaisir ; et ce qui nous procure le plus de plaisir, c'est ce qui nous donne le plus grand nombre d'idées dans le plus court espace de temps.

Suivant Hegel (1770-1831), Dieu se manifeste dans la nature et dans l'art sous forme de beauté. La beauté est le reflet de l'idée dans la matière.
Pour Cherbuliez l'art est une activité qui 1° satisfait notre amour des apparences ; 2° incarne, dans ces apparences, des idées ; 3° et donne en même temps le plaisir à nos sens, à notre coeur, et à notre raison.
D'après Charles Darwin (1805-1882), la beauté est un sentiment naturel non seulement à l'homme, mais aux animaux. Les oiseaux ornent leur nid et fond cas de la beauté dans leurs relations sexuelles. La beauté, d'ailleurs, est un composé de notions et de sentiments divers. L'origine de la musique doit être cherché dans l'appel adressé par les mâles aux femelles.

Suivant Herbert Spencer (né en 1820), l'origine de l'art doit être cherché dans le jeu. Chez les animaux inférieurs, toute l'énergie vitale est employée à l'entretien de la vie individuelle et de la vie de la race ; mais chez l'homme, quand ses instincts ont été satisfaits, il reste un surplus de force qui se dépense en jeu, puis en art.
Pour Grant Allen, le beau, c'est ce qui procure le maximum de stimulations avec le minimum de dépense.

Et l'inexactitude de toutes ces définitions provient de ce que toutes, de même que les définitions métaphysiques, ont seulement en vue le plaisir que l'art peut procurer, et non pas le rôle qu'il peut et doit jouer dans la vie d'un homme et de l'humanité.

ALBERTO GIACOMETTI, Caroline


L'art n'est pas une jouissance, un plaisir, ni un amusement : l'art est une grande chose. C'est un organe vital de l'humanité, qui transporte dans le domaine des sentiments les conceptions de la raison. L'art est un moyen qu'ont les hommes de communiquer entre eux.





ALBERTO GIACOMETTI, Tête


La contrefaçon de l'art.
Les méthodes imaginées pour y parvenir se réduisent à quatre : 1° les emprunts, 2° les ornements, 3° les effets de saisissement, 4° l'excitation de la curiosité.

Et il y a encore un autre effet de cette catégorie qui est commun aujourd'hui à tous les arts : il consiste à faire exprimer par un art ce qu'il serait naturel d'exprimer par un autre. Par exemple, on charge la musique de nous décrire des actions ou des paysages. Ou bien, comme font des décadents, on prétend forcer la peinture, le drame, ou la poésie à suggérer certaines pensées.

Cette énorme et croissante diffusion des contrefaçons de l'art, dans notre société, est due au concours de trois conditions à savoir : 1° le profit matériel que ces contrefaçons rapportent aux artistes, 2° la critique, 3° l'enseignement artistique.

La critique n'existait pas, ne pouvait pas exister, dans des sociétés où l'art s'adressait à tous, et où par conséquent il exprimait une conception religieuse de la vie commune à un peuple entier. Elle ne s'est produite, elle ne pouvait se produire, que sur l'art des classes supérieures, qui n'avait point pour base la conscience religieuse de son temps. (...) Les critiques, faute d'avoir une base solide pour leurs jugements, se cramponnent obstinément à leurs traditions. Les tragédies classiques ont été jadis considérées comme bonnes : la critique continue à les considérer comme telles. Dante a été tenu pour un grand poète, Raphaël pour un grand peintre, Bach pour un grand musicien ; et nos critiques, faute d'avoir un moyen de distinguer le bon art du mauvais, continuent non seulement à tenir ces artistes pour grands, mais tiennent en outre toutes leurs œuvres pour admirables et dignes d'être imitées.



EL GRECO, Annonciation


L'œuvre d'art véritable a pour effet de supprimer la distinction entre l'homme à qui elle s'adresse et l'artiste, comme aussi entre cet homme et tous les autres à qui s'adresse la même oeuvre d'art.




ANDREÏ ROUBLEV, La trinité


À toutes les époques historiques, et dans toutes les sociétés, il y a une conception supérieure - propre à cette époque - du sens de la vie ; et c'est elle qui détermine l'idéal du bonheur vers lequel tendent cette époque et cette société. Cette conception constitue la conscience religieuse. Et cette conscience se trouve toujours clairement exprimée par quelques hommes d'élite, tandis que tout le reste de leurs contemporains la ressent avec plus ou moins de force. Il nous semble bien, parfois, que cette conscience manque dans certaines sociétés : mais en réalité ce n'est point qu'elle manque, c'est nous qui ne voulons pas la voir. Et souvent nous ne voulons pas la voir, surtout, parce qu'elle n'est point d'accord avec notre manière de vivre.
La conscience religieuse est, dans une société, comme le courant d'une rivière qui coule. Si la rivière coule, c'est qu'il y a un courant qui la fait couler. Et si la société vit, c'est qu'il y a une conscience religieuse qui détermine le courant que suivent, plus ou moins à leur insu, tous les hommes de cette société.

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