lundi 4 juin 2007

Romain Gary, Le Grec

Il ne restait jamais sur la même île plus d'un mois ou deux, juste le temps de se familiariser avec l'endroit, sans laisser aux gens du coin le temps de trop bien le connaître. Toutes les fois qu'un imbécile lui demandait " Tu fais quoi dans la vie, le môme ? ", il savait qu'il était temps de déguerpir, et sans traîner. C'est une drôle de question, d'ailleurs, tu fais quoi dans la vie ? Vous l'a-t-on, déjà posée ? C'est une question qui vous donne la réelle impression que le seul fait de vivre ne suffit pas ; elle met la vie en minorité, si l'on peut dire, elle la relègue au deuxième rang, comme si ce n'était pas assez d'être vivant, comme s'il fallait encore payer un attribut. [...] " Vous faites quoi dans la vie ? " Il approchait de la soixantaine et, avec sa tête emmanchée d'un long cou, il donnait toujours l'impression d'avoir perdu sa carapace de tortue. Ce qu'il y avait de plus remarquable chez lui, toutefois, c'était son sourire. Il avait quelque chose d'absolument éternel et de tous les hommes que Billy avait rencontrés, M. Dronner était le seul qui parût se composer exclusivement d'un sourire. Même quand il parlait, son sourire était inamovible et Billy, qui commençait désormais à s'y connaître passablement en matière d'archéologie, de sépultures royales et de Dieu, se disait souvent que ce même sourire sur les lèvres d'une statue aurait valu une véritable fortune. [...]Sa femme, veuve en premières noces d'un général allemand pendu pour la part qu'il avait prise à la tentative d'assassinat contre Hitler en 1944, avait une vingtaine d'années de moins que lui, mais elle aussi était tout à fait remarquable, à sa façon. Elle avait un visage d'une certaine beauté et, bien qu'elle fût sûrement quadragénaire, un coprs mince et musclé, plein de promesses. Le plus extrordinaire chez elle, c'était d'être parvenue à attraper le sourire de son mari, si bien qu'ils donnaient l'impression, tous les deux, de partager on ne sait quel secret infiniment satisfaisant, une espèce de savoir, l'impression d'être en contact personnel non seulement avec " le gratin de la bonne société ", mais avec les mystères intérieurs de la vie et de la mort.



**



[...] La pension compte dix chambres et pour une raison que Glou-Glou n'a jamais été tout à fait capable d'expliquer, elle s'apelle le Poisson Orgueilleux. Sans doute ces mots proviennent-ils de quelque profonde incompréhension entre Anglais et Turcs, car la mosaïque bleue et ocre qui indique ce nom représente la tête de la Sainte Vierge et le tout est si déroutant qu'il en prendrait presque des allures de mystères et que si l'on s'interroge sur cette lacune dans l'histoire, on se demande pourquoi cet incident a été omis des Saintes Ecritures et qu'est-ce qui a bien pu se passer, bon Dieu, entre Marie et ce poisson. Mais il est bon d'avoir matière à réfléchir et d'être encore capable de se poser des questions.



**


Les guides grecs ont une façon bien à eux de vous montrer un morceau de pierre de rien du tout comme si c'était tout ce qui restait du monde réel.


**


[...] il y a plus de trois cents églises grecques orthodoxes sur l'île, et c'est l'heure à laquelle on les entend chanter, pas les églises, mais les Grecs à l'intérieur, et comme je vois les choses, quand un tout petit endroit comme ici a besoin de trois cents églises, c'est que tout ça vraiment n'est que de la rigolade. Si ça marchait bien , une seule église devrait suffire.



 
Chien jaune couché dans la neige, d'après Franz Marc

Aucun commentaire: